Glaner l’improbable aux abords de la Loire
Rêvons un peu. Parce qu’au fond, ultimement, après avoir longuement regardé les photographies de Claude Pauquet, après les avoir longuement observées mentalement, loin d’elles donc, à distance de ce qu’elles nous montrent, j’en suis venu à désirer voir ce qu’elles nous cachent : le photographe au travail.
Oui, ce face-à-face étrange et improbable entre la guêpe dans son verre, derrière sa vitre (est-ce qu’elle le regarde, le photographe ?), ou peut-être plutôt entre cette main pittoresque, un peu calleuse semble-t-il (et dont l’extrémité des doigts dit tant d’histoires, une vie entière), et l’appareil de l’artiste, qui a plongé sous son voile noir pour caler son œil à la chambre et regarder ce qu’il allait saisir. Ou bien encore ce face-à-face entre la vache, chez elle, au bord de l’eau, et cet intrus bizarre qu’elle dévisage et paraît toiser placidement, bien posée sur ses pattes – cet intrus qui bientôt s’enfuira, matériel à l’épaule, coursé par d’autres ruminants accourus pour mettre en déroute cette silhouette étrangère… Scène déjà vue chez Buster Keaton ou ailleurs dans le cinéma burlesque des premiers temps, implicite ici, racontée plus tard par le photographe, qui en rit encore. L’artiste en picador fuyant la bête ?
C’est presque burlesque, avouons-le : j’imagine Claude Pauquet en explorateur, encombré de son matériel, sillonnant un territoire (les abords de la Loire, en l’occurrence), délaissant sa monture (son automobile, si l’on se veut exact) pour s’approcher de ce qu’a aperçu son œil et qu’il n’attendait pas, de ce qui l’a surpris, de ce que peut-être il ne comprendra pleinement que de l’avoir finalement capté par la photographie.
Car s’il sillonne un territoire, Claude Pauquet ne cherche pas, dans ce projet en tout cas, à en donner une représentation par la saisie photographique, que cette représentation se veuille touristique, purement géographique ou clairement pittoresque. Avec Claude Pauquet, on est visiblement : nulle part. Ni là ni ailleurs. Ni dans les abords d’un fleuve dont il faudrait suivre docilement le cours et qu’il s’agirait de caractériser, de faire reconnaître, ni dans telle autre contrée plus ou moins clairement définie. Pour une part, la force de ses images tient à cette incongruité assumée : « Allez donc suivre les alentours du fleuve, et montrez-nous ce que vous voyez !» Eh bien, qui pourrait dire que la scène paisible de ces trois baigneurs ayant délicatement posé leur séant dans l’eau aux franges de la grève, accompagnés d’un quatrième qui semble hésiter, lui, à se mouiller le short (bien rouge, sans quoi l’image serait moins forte), a été saisie au bord d’un fleuve connu de tous ? Certes, il y a bien un paysage, on reconnaît bien quelque chose de ces maisons sagement alignées, effilées, un peu en surplomb, sur l’autre rive – mais est-ce bien ce que l’on voit ? D’aucuns, peut-être, auraient pensé qu’on était en Inde – tout comme d’autres auraient rêvé, peut-être, de la vache dans quelque contrée point trop aride du Far-West… Et comme les carrières footbalistiques sont aujourd’hui très internationales, personne, j’imagine, n’aurait parié pour nos régions françaises plutôt que pour telle bourgade espagnole (par exemple, parce que Claude a beaucoup photographié l’Espagne des banlieues, celle du soleil ardent et des immeubles parfois inachevés, souvent incongrus) en observant ce mur, ce jeu de lignes, cette espièglerie géométrique où tout paraît clos, ou même la cage n’est qu’une illusion, où le ciel est aussi bouché que le sol est dense – où éclate l’illusion même de l’échappée par le sport : non, il n’y a pas d’échappatoire… RONALDO est coincé dans l’angle du mur où le O paraît se perdre, il n’y a plus rien après que le mur fuyant. Et pourtant si, on entend bien quelque chose : la voix qui enfle à proférer le nom admiré, ZIDANE !!! Comme un cri dans le silence, entre quatre murs – c’est presque carcéral. Oui, un théâtre des illusions, des gloires de la baballe, comme la trace d’un fantasme, celui des excès d’une richesse accumulée but après but. Mais là, plus rien qu’un pseudo-décor, vide – auquel on nous confronte, presque brutalement.
Le plus formidable des théâtres reste pourtant à venir avec cette boîte, cette scène saisie comme depuis la salle, cet empilement de voitures compressées, jeu de formes et de couleurs saisi depuis l’atelier (de l’artiste ? on parierait volontiers que ce regard-là, chez le photographe, est un peu ironique, voire iconoclaste…). Claude Pauquet aime saisir les illusions du regard, amener par son cadrage, ses jeux de lumière, sa frontalité de principe, à décontenancer qui regarde, à l’obliger à voir ce qu’il ne regarderait pas sans le truchement de ce que le photographe lui montre. À cet égard, sa pratique photographique s’avère à la fois décalée, puisqu’il s’agit de faire voir ce qui, dans le paysage attendu, surprend, et ontologiquement essentielle à son art – non pas enregistrer ce que nous savons déjà, ce que nous avons déjà vu, mais focaliser l’attention sur ce que nul promeneur, sans doute, ne verra jamais. Placer le regardeur face à ce que d’ordinaire il ne verrait pas – ce qui, en somme, pourrait bien constituer une définition assez pertinente de la photographie…
Oui, un vrai théâtre que cette porte grande ouverte, saisie depuis l’intérieur – la salle, donc ! À vrai dire, un garage apparemment, étonnamment rangé et balayé, comme s’il fallait que rien n’entrave ou ne distraie l’advenue pour le regard de cet amas bigarré où les touches de couleurs jouent pleinement leur rôle. Un théâtre où s’offre le spectacle de ces compressions dont on ne sait plus trop si elles finiront chez Christie’s ou à Drouot, ou si plutôt elles disent quelque chose de la folie productiviste et consommatrice du monde (déjà post- ?) industriel – à moins que les deux ne soient un peu vrais, allez savoir… Mine de rien, il se pourrait bien que le regard posé par Claude Pauquet sur ces lieux qu’il traque, qu’il aime à débusquer là où l’on n’attendrait que confort, calme et concorde, s’avère à sa manière politique. Regardez cet arbre, rehaussé en nocturne par le coup de flash qui relègue le ciel du début de soirée en décor de théâtre : on est toujours nulle part et partout, aux abords de la Loire (mais où ? laquelle ?), à moins que ce ne soit finalement dans le jardin de l’artiste – puisqu’il est vrai, on l’a compris, qu’il ne s’agit pas de documenter le lieu mais d’amener l’œil du regardeur à réfléchir le monde. Alors, quid de ce pneu et de ces roues de bicylette un peu tordues que relient des bouts de fil de fer vaguement barbelés ? Un surréaliste attardé, dans son jardin non loin du fleuve, qui aime à entretenir son imaginaire ? Pourquoi pas ! La référence au lieu précis (ZAD de Notre-Dame-des-Landes, novembre 2017) dit autre chose (un combat à mener, une défense à organiser, avec les moyens du bord) mais justement, ce n’est pas ce que dit explicitement l’image – et tout le travail qu’elle opère, au-delà de sa force purement esthétique, tient à cette étrangeté, à cette difficulté à saisir pleinement, exactement ce qu’elle montre, parce que la photographie représente et révèle, elle dit une part de vrai en surprenant le regard, en l’extirpant du confort du déjà su, en l’obligeant à voir, cette fois. Claude Pauquet, lui, sait ce qu’il photographie, il a identifié le lieu et ses enjeux, mais ce qu’il saisit par l’image offre plus qu’un discours adressé. Ce serait plutôt comme une énigme à nous offerte, une énigme à déchiffrer – à réfléchir. Le photographe sait qu’il montrera l’image, et il la prend aussi pour ceux qui la regarderont, peut-être même avec eux, d’une certaine manière, même s’il est là, tout seul, à la nuit tombante.
On ne photographie jamais tout à fait tout seul. Il y a tant de voix qui vous accompagnent, de sourires complices qui rôdent, de chagrins et de pleurs qui pèsent, qu’ils peuvent toujours surgir inopinément, s’immiscer dans le regard en train de se construire, dans le cadrage en train de se préciser, là, sous le drap noir de la chambre… Pourquoi ramasser de l’œil ce bouquet abandonné là et nulle part, lui qui avait été assurément acheté pour être offert ? L’ami Pierre d’Ovidio, le vieux complice de tant d’images de Claude pour L’Actualité, des images qu’il escortait de ses mots bienveillants, de sa propre attention au monde et aux gens, oui, Pierre se serait baissé pour lire l’étiquette et il aurait souri sans nul doute d’avoir là, avec ce petit bout de papier et son code-barre, au moins une bonne moitié de sa chronique… Claude me le rappelle et il a raison. Un « BQT NEW SAPHIR » à 10,95 € … « Eh ben, il s’est pas embêté, l’gaillard ! un bouquet de grande surface, avec son papier rose pour faire joli et un peu riche ! À même pas onze euros !! C’est p’t-être pour ça qu’il l’a abandonné là… Il a dû avoir honte, qui sait… Ou alors, c’est que l’béguin a passé pendant qu’il marchait vers la belle, et c’est pourquoi il a abandonné l’bouquet, s’disant qu’il avait bien fait d’pas trop dépenser… » Il aurait souri, amusé, goguenard même, critique et tendre à la fois, Pierre, se plaisant à inventer quelque fiction autour de l’énigme du bouquet abandonné, lui, l’auteur de romans policiers… Et toi, Claude, tu aurais ressorti le flash, tu aurais bien cadré le bouquet, et tu l’aurais photographié, rien que pour te souvenir de la joie d’enfant de Pierre, si heureux de sa trouvaille, s’apprêtant déjà à boire un bon verre pour fêter ça, c’est sûr, en riant encore… Peut-être ne photographie-t-on jamais tout à fait seul, en effet. Et sans doute ne regarde-t-on aussi que de son propre regard, avec tout ce qui le porte, l’instruit et l’informe – et c’est pourquoi chacun, sans doute, en regardant les abords de la Loire tels que saisis par l’œil de Claude Pauquet, verra aussi au-delà de ce que lui-même y a vu et a voulu montrer.
Dominique Moncond'huy
Professeur de littérature française à l'Université de Poitiers, écrivain.
Décembre 2022