SEGMENTS


Le jour est le même — les yeux, blessés sous les heures mais étrangement indemnes, témoignent de ce recouvrement ( d’une pellicule sur l’autre ), de cette cicatrice aussi indue qu’un cil au centre de tous les regards ( du sien : elle et lui ). Cil insigne. Cil qui concentre la rage et le calme — à devenir fou, interdisant de devenir fou.
Ce jour qui n’aurait pas bougé, participant de tous les passés, reste sans équivalent ; il demeure comme une secrète et vibrante invasion dans les choses visibles. Secret ou sécrétion — l’indistinction s’en joue comme d’une indignité, la distinction y cherche un pouvoir décisif, un temps d’arrêt, une arête encore vive — que la lumière ne récuse pas : elle en distille, indifférente, pleine malgré ses ombres et ses soubassements,
les vagues et les absences. Exfoliation des jours…

La lumière ne pare à rien.

Convoyeuse…

De la cruauté, elle est le voile insensible, le bord qui porte à l’excès les douleurs tues et les efface. Quelle que soit l’ouverture de l’angle, tendant au plus plat, à la ligne indéfinie, au point éperdu du regard, elle scelle et tombe, intense, intolérée, dans les yeux à jamais dépariés d’un enfant.
Taie sur ces yeux. Peau blanche que la mère découd avec une inlassable prévenance — avec son corps à elle (ne cessant pas de faire peau neuve, suivant un vœu qui conjure le veuvage).
Cette taie ne résiste pas à cette re-prise de vue. Rien n’est à la mesure d’un corps qui tient, résiste, ne peut se résigner, d’un corps qui se porte sur ses propres nerfs, voyant d’où les coups tombent, d’où ils sont donnés, où ils ne peuvent accuser…

Cette mesure, qui déchire la taie, c’est cet arbre dressé seul comme une pelote d’épingles au bout de l’avenue, délimitant exactement ce qu’il fallait voir et fixer, protégeant infiniment de cette fascination d’une brume lointaine et blanchâtre — où le pire se tient, où l’attention est soudainement soudée à une aube morte. Vigilance des choses muettes qui sont là sans force, isolées, au centre et pour ainsi dire hors du champ, mais vers lesquelles et grâce auxquelles le monde reste un espace où l’on peut faire retour — où l’on peut se dire : je me promets de revenir là quand je serai sorti de tout ça, près de cet arbre qui dessine encore une lisière dans ce temps sans fin.
Cette borne légère, invisible au premier regard, veille sur ceci : “ Il est une solitude d’espace, / Une solitude de la mer, / Une solitude de la mort — mais elles / Paraîtront sociables / Pour peu qu’on les compare à ce retrait profond, / À cet isolement polaire / D’une Âme qui se reçoit elle-même — / Infinité finie ” ( Emily Dickinson ) — veille à ce qu’une âme ne meure pas en elle-même, noyée cendrée par un brouillard sans montants sans os sans rappel.
Borne, buisson ou brosse qui semble peigner l’air, freiner avec une douceur si grise en son cœur qu’elle dessine une tache diaphane, ce que ce temps a d’échevelé.

Ultime et fragile ornement — entre deux voies désertes ( voies d’une passe noire ).
Loin devant, loin dans ce passé qui s’appuie sur les aubes les plus froides, la lumière du même — qui transit…

À la tombée des jours, cette sourde latéralité qui voit l’éloignement des morts — déshérence qui rouvre le trajet, brûle les centres, fait de l’avenue vide la trachée ( les volets sont clos ).

Volets qu’il faut rouvrir, non pour voir mais pour qu’un air fermé cesse de se densifier, de se sédimenter. Confinement et confins, concentrés, même dans une zone morte, où l’absence règne, sont en puissance sources de déflagration.
Photographier, ici, dans cette avenue de banlieue, une ligne qui ne fuit pas, n’introduit aucune perspective, maintient un segment de mémoire possible, c’est soutenir que l’écart n’est pas écartèlement.
Photographier ce qui tient dans l’arrêt, y est scindé, coupé du premier regard, cette carre que l’Histoire écarte, efface, bloque sous ses écrans. Comme si donner la mort devait une fois pour toutes niveler et souder ce qui ne s’ajointe pas.
Mettre fin aux plus accidentelles des confrontations.
Rouvrir, par le trait bouleversant de segments photographiques, cette zone aveugle où la mort, voilant tout, s’arrête elle-même ou meurt d’elle-même. Là où, si l’on y était extrêmement attentif, on verrait que les choses ( une vieille bâtisse, un hangar, une rue qui les sépare, un temps qui ne leur est pas commun ) ne conviennent pas à son travail.

Travail de la mort que les choses, dans le temps et sous tous les régimes, disjoignent — et c’est bien de là, de ce passé éternellement disjoint, qu’il faut se placer pour saisir l’autre ligne, l’autre croisement de lignes qui ne dessert plus une seule destination. Cette nécessité ne s’accomplit pas la mort dans l’âme.

Segments de temps photographique conjurant ce saignement de temps…

Segments d’où l’on entrevoit ces découpes d’espaces décroisés — cette possibilité niée, fatalement niée, d’aires désencastrées. Au moindre passage à niveau, aux barrières levées, les choses, les plus rases, entendent muettes l’écho exténué de cette masse creuse, non crucifiée, où des corps, des peuples, souffrent de ce savoir qui leur est retiré : “ j’aime mieux le peuple qui mange à même la terre le délire d’où il est né… et qui crève la croix afin que les espaces de l’espace ne puissent plus jamais se rencontrer ni se croiser… ” ( Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu, p. 74 ).

À la tombée des jours — si sensible en chacun de ces segments photographiques que cette tombée
ne coïncide pas avec une lumière crépusculaire mais avec une étrange latéralité des instants, qui voient l’éloignement des morts — la déshérence rouvre le trajet, brûle les centres trop intenses, fait de l’avenue vide une trachée : un souffle que le sanglot n’a pas étouffé.

Nul espoir de rencontre — nul juge entre ces lignes morses : mais, imminente, incessible, une écoute elle-même déportée, poignante dans le corps de celui qui se plie à la nécessité de se placer là… et là… et encore là… tramant le temps et les terres de mies invisibles, de miettes de pensées, d’onglées de sens plus secrètes et plus inégales que des points de croix. Canevas palimpseste. Photographies forées par de sourdes immensités.

Elle a résisté au chaos. Sous le froid jeté. Auprès de ceux qui cherchaient peut-être encore à croiser les heures et la signification de ces forces soudaines, elle a maintenu et soutenu la part incompréhensible — et les choses n’ont pu fuir ni disparaître. Chaque barrière, chaque poteau, chaque brin d’herbe grise, chaque couche de peinture, rouge ou noire, est un point de regard.

Chaos conjuré malgré l’extrême vitesse, malgré l’hallucination attendue et calculée. Une lumière absolue devait se projeter sur des yeux ouverts — brûlant instantanément et définitivement le nerf, qu’il soit du nouveau-né ou du vieillard, hors de toute optique…

Que l’épars scelle — désespère ou donne l’infini courage.

Il lui fallait, étant de ce monde, faire retour vers ce qui, en lui, n’est pas écrasant mais parcellaire.

Temps ferrés. Et pour lui, longtemps après, au cœur de tous ces trajets, elle, témoignant pour tous, d’une référence singulière — nervure qui fissure les murs, longe les branches, prolonge le rail. Raison d’être magnifique, raison de revenir en ce monde qui demande, dans le silence, un regard et, en chacun de ces regards, un égard — une vérité à déceler.

Elle ne pouvait s’attarder sur ce qu’elle voyait — mais c’était des choses, des fils, des routes, des bois, des ombres sans sommeil, que son corps n’oubliait pas.
Un corps vivant pour toutes ces choses qui sont en attente de sa venue et s’ouvrent alors à son temps.

Il photographie pour répondre de “ cette réclamation muette qu’aucun art ne comblera ”
( Walter Benjamin ).
Éloignement ineffaçable. Il astreint. Il porte à l’inconscience — au pas sans retenue qu’il faut reprendre alors que tout s’est défilé ( que chaque moment n’a été que l’angoisse lucide de ce défilement, étreignant un corps jeune, nerveusement prévenu, résistant à ce qui ne pouvait être ni pensé ni imaginé .

Résister ? Multipliant les freins, cherchant, dans le corps et près du cœur, à ce que le battement d’un autre temps, à venir, soit sauf de ce rythme si dur qu’il se confondait avec la matière du jour. “ Le dur mort c’est un train qui brûle les stations, vous comprenez ; pas moyen de descendre… ” ( Marcel Schwob ).

après-coup, après tant de coups non comptés, effacés dans un temps innombrable — un instant de mort par chose croisée, il prend cette décision qui s’impose ( double instance, double séance et coup de dés qui porte aux confins des dédoublements ) de faire station, opposant au rythme effréné et sans cesse éprouvant, à la ligne qui gomme tout arrêt, une autre promesse de temps : tenant compte des lieux, des feux enfouis, des lettres muettes qui furent prononcées, priées.
et tues,
stations

ce qui demeurait sans tarder.
entre les stations interdites, ce qui demeurait et ne pouvait s’exclure, ne sachant rester en souffrance, ne sachant en sortir.

ce qui ne pouvait s’exclure d’une si instante visibilité — de cette droite ligne, torve sous chaque point.



il photographie — à son corps défendant.
de son creux, de ces coins où la masse, étrangement, s’estompant, laisse survivre l’objet sans surveillance — distraction dans l’anfractuosité qui soutient, au-delà de chacun, l’inconvenance : la mort ne colle pas à la mort.

ce n’est pas soudé.
la berge de terre froide, les glaces cassées, l’eau sourde au gel, le cirque sombre qui fait dériver la forêt,
ce jour qui n’est que la puissance pénétrante de l’air, forçant toutes les visibilités —
                                    attractions dont un
 corps s’est défendu
corps qui n’est, ici, jamais visible.

ici : ceci.

qu’il n’est pas de corps qui n’ait lutté, jusqu’à en disparaître, contre l’éblouissement aveuglant du jour, contre cette clarté âpre et irrespirable. le corps seul, non visible, peut affirmer au-delà de tout sens, qu’aux pires instants, ceci n’est pas le corps — qu’ils vouaient à la destruction.

ce qui tombe sous le sens.
une vie pourtant en surface, enregistrant ce qui ne pouvait être reçu : personne de possible à la réception. une vie entière consacrée à ça. à cette retombée hors du temps que le corps photographie et que les choses, par l’image, portent encore au-delà du temps segmenté.

L’étrangeté — d’une sourde et constante actualité, toujours à même, plus sèche dans ses lignes que ce trait qui a détruit — est cette absence de voix, dans cet enregistrement sans cire, dans cette coupe sèche des choses qui laissent passer et ne s’effondrent pas ( ni avant ni après ni au moment précis où l’arrêt aurait dû se produire ). Station sans stations. La grille ( ce grillage évanescent ) reste aux heures tardives le signe à peine marqué d’un autre passage — parallèle.
temps ferrés / temps de référence — l’image visuelle sur le dernier
            / qui se tient à l’arrêt : attente infixe.
            Cil invisible dans le temps.

In Convoi vers l'est et retour, Le Temps qu'il fait, Cognac, 2002
Daniel Dobbels
Chorégraphe, écrivain.
Paris, 2002
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